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lundi, 29 août 2005

Une championne à la Une !


Article de Libération du 27/08/05
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Almira Skripchenko a quitté l'empire soviétique grâce au jeu.

Première dame de France, elle porte à merveille des robes (noires), façon «dame de pique de Pouchkine». Supporte moins qu'on lui salope la moquette (blanche) de son deux pièces parisien. Almira Skripchenko balance entre noir et blanc, mais sait que la vérité s'immisce dans les gris. Comme aux échecs, où elle a conservé son titre de championne de France.

Après de courtes nuits passées à préparer les parties ou des insomnies combattues à coups de Trivial Pursuit. Parenthèse peut-être enchantée de la victoire, mais parenthèse désenchantée de la fatigue liée à cent vingt parties et huit mois de voyages par an... Championne d'Europe en 2001 et deux fois quart de finaliste des championnats du monde, Almira, 29 ans, est la seule joueuse professionnelle française. Elle en rit. «Quand je dis que je joue aux échecs, on me répond souvent : "Et à part ça, vous faites quoi comme métier ?"».

Née soviétique, grandie moldave, naturalisée française en 2001, licenciée dans un club allemand, Almira navigue entre bonheur communicatif et humeur ombrageuse. Elle peut dire qu'elle n'est pas dévouée au jeu, dont elle assure n'avoir que deux livres chez elle. Mais la fan du cinéaste Andreï Tarkovski peut dire, aussi : «Les échecs sont une recherche d'absolu, une quête de la vérité, un peu comme une toile de maître.» Toute quête a son prix, mais celle de la perfection est douloureuse. Elle l'avoue : «Aux échecs, la défaite n'est jamais acceptable, tout juste tolérable.» D'où cette peur de l'aspiration fatale, de «l'autodestruction» qu'il faut surmonter, des «pièces qui s'invitent dans vos rêves» et qu'il faut chasser.

Emotions. Elle s'y attelle, souffle-t-elle, avec «cette lueur calme dans les yeux dont parle Bounine», le prix Nobel russe de littérature russe en 1933. Avant de regretter devoir contenir ses émotions dans un sport «où il faut toujours dissimuler» et où «sourire après une victoire tient de la provoc». «On souffre», élude-t-elle, comme quand elle joue trop et que ses migraines ne la lâchent pas pendant des jours.

A ses proches, elle assure gagner sa vie en faisant «le métier le plus dur du monde». Etudiante, elle s'est aussi essayée, en vain, au journalisme. Trop d'envie de puiser le mot juste, de repatouiller ses textes. Trop «le sentiment de se mettre à nu». Almira ne voulait «pas ajouter de la souffrance à la souffrance du jeu d'échecs».

Alors, elle se bat. Un peu pour les vertus du jeu, beaucoup pour elle-même. «Dostoïevski a dit qu'on se lassait toujours de la seule vertu, cite-t-elle en sirotant un Coca. Peut-être est-ce pour cela que j'aime les gens qui ont des blessures.» Des gens qui lui ressemblent. Fantômes. Elle évoque pourtant une «enfance classique». «Classique», la fille unique d'une prof de maths d'origine arménienne et d'un mécano moldave. Son père s'était reconverti dans l'organisation des échecs, sa mère sillonnait les tournois. «Classique», le couple transfère ses ambitions : Almira peut toujours aimer la peinture ou la musique, elle est éduquée pour transposer son goût de l'art dans l'art du goût des échecs. «Classique» aussi les coups, les raclées de son père quand elle perdait des parties, ou n'en gagnait pas assez ? Elle en parle avec des fantômes dans le regard. «Je pensais que j'étais coupable de mal faire.» La violence paternelle ne se reflète pas dans le miroir des soixante-quatre cases. «Mon père n'a pas pu réussir à me dégoûter du jeu.» Le jeu l'a dégoûté de son père : elle ne l'a revu que trois fois depuis dix ans. A quoi rêve-t-on lorsqu'on a 14 ans et que l'empire soviétique s'effondre ? A sortir. Les échecs tiennent à la fois de la prison dorée ou du passeport pour l'évasion. Pour Almira, ce fut les deux. Elle n'a pas «connu le temps de l'insouciance». Forcé, quand on devient championne d'Union soviétique chez les moins de 14 ans. Mais, dans la foulée, elle voyage seule, ses parents n'ont pas les moyens de suivre son ascension. Se réfugie dans «les analystes de l'âme russe», Boulgakov ou Nabokov, mais aussi dans Goethe ou Camus. «Les écrivains qu'on choisit d'aimer s'accordent avec vos désirs.» Les siens convergent vers le titre mondial des moins de 16 ans. Cet âge révolu, elle sort avec Vladimir Kramnik, futur champion du monde d'échecs, l'homme qui fit tomber Kasparov. «Comme par hasard, sourit-elle, la relation de Kramnik avec son père était, elle aussi, furieuse.» Elle parle de ses tourments pour mieux tenter de les conjurer. Rappelle un tournoi à Calcutta, où, terrassée par la pauvreté, elle pleurait tous les jours. «J'aimerais croire que je peux changer le monde à partir de ma propre échelle, l'échiquier...» Chaotique. A commencer par mettre de «l'harmonie» dans le monde si chaotique des échecs. C'est ainsi : Almira Skripchenko tire toujours des plans sur la comète. Petite, elle aurait aimé devenir architecte (façon Frank Lloyd Wright... abandonné par son père).

Elle a 18 ans quand elle rencontre un bâtisseur sur soixante-quatre cases. «Joël Lautier (prodige tricolore de l'époque, ndlr) m'a fait croire qu'il lisait Dostoïevski en russe, rit-elle. Je lui ai parlé de Molière et du Malade imaginaire.» Coup de foudre et exil à Paris deux ans plus tard. La fille qui parle cinq langues ­ et s'avère intarissable sur Lost in Translation de Sofia Coppola ­, se met au français dix heures par jour et gagne son ticket pour la Sorbonne, où elle décroche un Deug de langues étrangères appliquées. Depuis, elle corrige les fautes d'orthographe de ses amis... «Elle est douée, en tout, dit d'elle Lautier aujourd'hui, dont elle est séparée depuis trois ans. On passait notre temps à nous croiser entre deux avions.» La vie en excès de vitesse...Almira a, par exemple, appris le poker dans un taxi, pour finir 4e lors de son premier tournoi.

Sur un échiquier, elle expédie les coups. Puis elle s'esquive en attendant que l'autre ait joué. «Je déteste attendre.» «Hyperactive». A l'inverse de la Hongroise Judith Polgar, qui squatte le top dix du classement mondial masculin, Almira assure que «les échecs, seuls, ne peuvent remplir» sa vie. «Elle est tellement hyperactive que l'enfermer dans une pièce sans rien pendant un jour la rendrait folle», raconte Lautier.

Elle s'imagine en ambassadrice du jeu, qu'elle veut sortir de sa sous-médiatisation. Elle ne se fait pas de film, même si elle en est boulimique. La nuit est tombée depuis des lustres. Dans son hôtel, elle confie avoir «tremblé pendant des heures» après avoir plongé dans les tumultes de la relation père-enfant du film de Jacques Audiard, De battre mon coeur s'est arrêté.

Le sien bat sur le mode syncope : parfois en souffrance, souvent en pâmoison. Toujours en accéléré.

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