mercredi, 19 juillet 2006
Les femmes et les échecs
H I S T O I R E (S) D' E C H E C S |
. La rubrique animée par Pierre Albert est consacrée à l'Histoire et aux "Histoires" des Echecs. | ECHECS ET SOCIETE | |||||||
Pourquoi si peu de femmes autour des échiquiers ? On a beaucoup glosé et beaucoup divagué sur ce thème sans y apporter de réponse bien satisfaisante. Aussi, est-ce le mérite du sociologue Jacques Bernard - lui-même joueur de haut niveau - d’avoir fait le tour de la question dans un chapitre dense et concis de sa « Pyscho-sociologie des joueurs d’échecs ». Parmi les deux cent cinquante meilleurs joueurs du monde, on ne compte qu’un seul élément féminin, la hongroise Judith Polgar. En France, au sein des trois cents meilleurs joueurs, on ne recense que quatre femmes, dont deux professionnelles seulement. Par ailleurs, la moyenne elo des dix meilleurs françaises est de plus de trois cents points inférieure à celle de leurs homologues masculins. Jeu d’échecs et galanterie au Moyen-âge. Il n’en a pas toujours été ainsi, nous rappelle Jacques Bernard. Il cite à ce propos l’auteur d’une Histoire du jeu d’échecs, Harold Murray: « Au Moyen-âge, les gens des deux sexes appréciaient la liberté des rapports que permettait ce jeu. Il était même autorisé de rendre visite à une dame dans sa chambre pour y pousser du bois». La peinture de l’époque médiévale et celle de la Renaissance ont souvent pris comme inspiration le thème des femmes et de l’échiquier et des miniatures les représentant parsèment le manuscrit du roi Alphonse X de Castille: Le livre des jeux d’échecs et de dés (1283).Auparavant le moine italien Jacopo de Cessole avait brossé, dans un texte célèbre, un tableau de la société idéale calquée sur les mouvements des pièces du jeu des rois. Le noble jeu était pour celui-ci non seulement un élégant moyen de communication, mais aussi un artifice utilisé pour les déclarations courtoises et galantes. Au seizième siècle, des peintres fameux, Lucas de Leyde, Hans Muelich, Girolamo de Cremona ont fixé sur la toile des représentantes du beau sexe face à des adversaires masculins. Nombre de textes littéraires, enfin, témoignent de sa présence, parfois galante, autour des échiquiers ».Murray évoque encore l’évêque Vida (XVI° siècle) surnommé le prince des poètes latins. Selon ce dernier, Jupiter aurait inventé les échecs pour consoler la nymphe Scacchis de la perte de sa virginité.
Lors des siècles qui suivirent des femmes de renom ont excellé aux échecs. Et puis les choses ont changé. Si la Dame des soixante-quatre cases a vu ses pouvoirs décuplés, les connotations sexuelles ont disparu du jeu et la gent féminine s’en est éloignée. Pourquoi ? « Deux explications sont couramment avancées, répond le sociologue, l’une, d’ordre physiologique, considérerait que le mode de pensée serait différent chez l’homme et chez la femme, différence qui avantagerait le premier. L’autre, historique et sociologique, verrait, dans le peu de réussite aux échecs de la compagne de l’homme, une conséquence de l’assujettissement dans lequel la société masculine l’a confinée ».
Composition musicale et composition échiquéenne. S’il paraît logique que dans les disciplines physiques les femmes ne puissent obtenir les mêmes résultats que les hommes, il semblerait naturel qu’aux échecs, sport cérébral, leurs compagnes puissent atteindre un niveau égal. Or, ce n’est pas le cas. Comparant les échecs à la musique, Jacques Bernard cite un joueur professionnel occupant des responsabilités fédérales et proposant l’explication suivante: « Si l’on compte, depuis le XVII° siècle, un nombre toujours croissant de femmes écrivains, on serait bien en peine de citer le nom d’un seul compositeur de sexe féminin ». Pour lui, cette constatation pourrait fournir la clé du mystère : « Si l’on considère que la composition musicale, tout comme les échecs, présente de profondes affinités avec le raisonnement mathématique, alors naît l’idée que, par leur nature, les femmes seraient moins aptes à maîtriser le domaine de la pensée abstraite ». Une autre explication invoquée, d’ordre psychologique celle-la, se fonde sur la différence de motivation entre les hommes et les femmes. Ceux-là seraient prêts à tout pour gagner une partie qu’ils considèrent comme une fin en soi, alors que celles-ci, plus dilettantes, seraient moins disposées à faire les efforts nécessaires pour l’emporter. Dans le même registre figure l’argument du psychologue américain Reuben Fine, le grand pédagogue des années cinquante: « Les rôles respectifs de la victoire et de la défaite aident à comprendre pourquoi les échecs sont si peu joués par les femmes, a-t-il écrit. Pour ces dernières, l’ennemi est habituellement une autre femme qu’elle désire vaincre pour conquérir un homme. Une victoire sur un adversaire masculin n’a pas d’intérêt pour elle puisqu’elle l’isole des hommes au lieu de lui gagner leur amour ».
Veux-t-on une explication physiologique au fait que les femmes se tiennent à l’écart des échecs ? Jacques Bernard fait référence à Kasparov qui écrit dans son livre Le fou devint roi : « Botvinnik croit que les femmes joueront toujours moins bien que les hommes (…) Leur système nerveux conçu pour servir la fonction de mère diminue leurs aptitudes naturelles à prendre des décisions(…). Les hommes précèdent les femmes dans les tests qui mesurent la faculté de visualisation spatiale et le pouvoir de scinder une structure en unités plus petites, facteur essentiel aux échecs ». Pour Jacques Bernard, ces arguments, pour intéressants qu’ils soient, manquent de rigueur. Il préfère retenir l’explication suivante : « Pendant des siècles, les femmes ont été maintenues dans une position d’infériorité sociale qui les vouait aux travaux ménagers et aux contraintes de la maternité. Dans ces conditions, elles ne disposaient pas du temps nécessaire pour les activités intellectuelles. L’éducation des filles était limitée à un niveau superficiel et utilitaire, leur connaissances demeuraient fragmentaires et partielles ». «Sois belle… mais ne joue pas !» Le sociologue met ensuite l’accent sur un autre élément important qui participe, pour une certaine part, au rejet des femmes du monde des échecs. « Il semble, nous dit-il, que la société des joueurs d’échecs, possède une solide tradition de dénigrement à l’égard des joueuses et cela mène à un cercle vicieux: les joueurs les méprisent parce qu’elles jouent moins bien. Dès lors, il leur est difficile de s’intégrer véritablement dans les clubs - étape pourtant indispensable pour progresser ! ». Jusque dans un passé récent, les échecs ne trouvaient asile que dans cafés ou les clubs, lieux de rencontres essentiellement masculins. « La curiosité qu’y suscitent les femmes se teinte parfois de moqueries, de rivalité, de mépris ou de concupiscence, note l’auteur. Ce qui ne semble guère propice à les y attirer ». Une anecdote vécue par l’auteur renforce ce point de vue. Un jour, à Paris, une jeune femme se pointe sur le seuil d’un antre échiquéen. Intimidée, elle attend qu’on vienne à sa rencontre. Elle souhaite s’informer et, peut-être, trouver un adversaire pour disputer une partie. Bientôt des malotrus commencent à parler haut, à raconter des histoires grivoises, à fredonner des couplets de corps de garde. Choquée la visiteuse tourne les talons. On ne la reverra jamais dans un club.
« Si la majorité des joueurs d’échecs n’est pas composée de goujats de cette sorte, nuance Jacques Bernard, il n’en demeure pas moins que le regard de certains joue un rôle non négligeable dans l’éloignement des femmes de la communauté échiquéenne ». D’autant que certains, parmi les plus grands champions, ne se sont pas gênés pour afficher une misogynie souvent grinçante. Les historiens des échecs retiendront quelques déclarations célèbres : Bobby Fischer : « Les femmes sont stupides comparées aux hommes. Elles ne devraient même pas jouer aux échecs ! Elles ont un niveau de débutant et perdront n’importe quelle partie contre un homme, aussi simple et élémentaire soit-elle. Il n’y a pas une femme au monde à qui je ne puisse donner l’avantage d’un cavalier et gagner malgré tout ».
Kasparov : « Il m’est arrivé plusieurs fois de dire qu’il existait deux sortes d’échecs: les vrais échecs et les échecs pour femmes. Désolé ! Une femme ne peut rien faire contre la détermination d’un homme. C’est une simple question de logique. C’est la logique d’un combattant professionnel et les femmes ne sont pas de bons combattants (…). Les échecs sont un mélange de sport d’art et de science. Or, on peut constater la supériorité des hommes dans tous ces domaines. L’explication réside sans doute dans les gènes »
Ces propos assénés comme des certitudes ont amené un observateur du monde des échecs à ce constat: «La joueuse d’échecs est un animal de foire. On l’apprécie davantage pour ses charmes que pour l’intelligence de ses coups. On lui reproche d’appartenir à une minorité qui préfère les cours de danse aux folles nuits passées à pousser du bois sur un échiquier en compagnie d’une pendule schizophrène ». Et l’auteur de la « Psycho-sociologie des joueurs d’échecs » de conclure: « Malgré les politiques ambitieuses des instances dirigeantes françaises pour promouvoir les échecs féminins – par exemple, l’obligation de compter des femmes dans les équipes lors des compétitions - les mesures prises restent sans effet pour le moment. Et, sans doute, le monde du jeu des Rois restera-t-il, longtemps, encore essentiellement masculin ». Alors ? Tous machos ? Les joueurs d'échecs ? Espérons que non ! Pour celles et ceux qui veulent promouvoir les échecs féminins allez voir ici les encourageantes initiatives de Susan Polgar
Adaptation du texte de J. Bernard Par Pierre Albert
- Né en 1978, Jacques Bernard, docteur en sociologie, est un spécialiste du jeu en général. Il a beaucoup publié sur ce thème.
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